Le monde moderne est hégélien. Il est marxiste. Il est nietzschéen. Aucune de ces propositions n'a en elle-même, isolément, l'allure d'un paradoxe, mais la triple énonciation a quelque chose d'intolérablement paradoxal. Comment le monde moderne peut-il relever, à la fois de doctrines diverses, opposées par plus d'un point, voire incompatibles ? S'il est vrai que la pensée hégélienne se concentre en un mot, en un concept : l'État, que la pensée marxiste met fortement l'accent sur le social et la société, que Nietzsche enfin a médité sur la civilisation et les valeurs, le paradoxe laisse entrevoir un sens qui reste à découvrir : une triple détermination du monde moderne, impliquant des conflits multiples et peut-être sans fin au sein de la réalité dite humaine.
C'est dit : l'école doit s'ouvrir à la réalité socio-économique. Désormais, tous les professeurs et instituteurs en formation iront - d'un à trois mois - dans une entreprise. Pourquoi l'Éducation nationale envoie-t-elle ses enseignants à l'école des entreprises ? Que peut faire, dans une usine, un intellectuel non technicien ? En montrant ce que fut son année de stage à l'usine sidérurgique de Caen-Mondeville, l'auteur n'a pas voulu écrire un guide des stages en entreprise. Il raconte ses activités d'employé au bureau du port, d'ouvrier aux hauts fourneaux et aux laminoirs, puis de préposé aux relations humaines. Mais, dans ce vécu quotidien d'un professeur de philo transplanté en industrie, s'enracinent des réflexions sur l'école, l'éducation, la formation et l'emploi, sur l'autonomie dans les entreprises et les établissements scolaires, sur la culture ouvrière et la culture scolaire. Qu'il évoque, sur le ton du récit et de la confidence, ses rencontres avec les cadres ou les ouvriers, et ses contacts avec les militants syndicaux, ou bien qu'il analyse en psychosociologue l'organisation d'un atelier, la formation continue ou les rapports hiérarchiques dans l'usine : à chaque instant il fait s'interpeller mutuellement le monde de la production et le monde scolaire.
La critique marxiste de l'État vaut et porte contre tout État, et pas seulement contre l'État de la bourgeoisie. Car tout État est un État de classe, celui de la classe dominante. Karl Marx dans Le Capital, et Frédéric Engels dans La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, ne se contentent pas de dénoncer l'économie politique bourgeoise, mais ils rêvent d'un avenir socialisé dont seraient bannis toute économie politique, tout pouvoir, le travail comme le loisir, la ville comme la campagne. L'utopie marxiste rejoint celle de Fourier. Les faits contemporains la condamnent. La ville moderne, siège et instrument du néo-capitalisme, devient de plus en plus monstrueuse et l'histoire moderne n'a pas vu le dépérissement annoncé de l'État. Toute société porte en elle son utopie. Mais nous savons maintenant qu'il ne suffit pas, pour lui trouver une solution, d'une simple planification des forces productives.
Lorsque j'écrivis L'Anarchie et la révolte de la jeunesse, ce livre aujourd'hui épuisé, il s'agissait simplement pour moi de remonter aux sources, et définir la part de la pensée anarchiste dans cette extraordinaire explosion de joie qui, en 1968, secoua la jeunesse du monde. Mon propos consistait à constater la permanence de l'anarchie à travers les fureurs et les dégoûts d'une jeunesse, qui cherchait une solution à sa difficulté d'exister dans une société que les sciences, les techniques et, par conséquent, l'éthique et l'esthétique, entraînaient vers un univers imprévisible. Avec le recul du temps, et compte tenu du phénomène constant qui veut que le récit, échappant à l'événement, devienne histoire, il m'est apparu nécessaire de placer cette évocation du divorce de la jeunesse des écoles avec sa bourgeoisie nourricière entre deux textes qui n'y figuraient pas lors de la première édition. Le premier situe l'anarchie, dont il sera longuement parlé, par rapport aux idéaux proposés à la réflexion des hommes. Le second mesure le chemin parcouru par ces jeunes universitaires, un instant enivrés par un zeste d'anarchie détourné de sa signification profonde, et taillé sur mesure à leur usage par des politiciens blanchis sous le harnais.
« Il y a le lapin, le renard, le chien et le singe. Le lapin, c'est l'apprenti il est toujours en train de courir. Le renard, c'est l'ouvrier, il court après l'apprenti. Le chien c'est le contremaître, il court après l'ouvrier. Le singe, c'est le patron, il fait la grimace quand il donne la paie. » C'est ce que dit Léon, petit compagnon charpentier. Il a dix-neuf ans. Pour Léon, comme pour Pierre, Bernard ou Agnès, qui se racontent dans ce livre, se mettre au travail, au sortir de l'enfance et de l'école, c'est entrer dans un monde nouveau, dur et pénible. À travers les outrances du langage, l'on perçoit bien le cri des jeunes en révolte, un cri déchirant, celui de personnes profondément meurtries et désespérées La société des adultes - parents, école, usine - les exploite ; ils ne peuvent que se résigner car toutes les formes de violence qu'ils pourraient utiliser pour essayer de faire ghetto sont tôt ou tard brisées et les entraînent presque inévitablement à leur perte. Ces jeunes sont-ils vraiment condamnés ?