En 1948, lorsque Violette Leduc commence à rédiger Ravages, roman autobiographique, elle ne sait pas qu'elle se lance dans l'oeuvre de toute une vie. Si les premiers conseils prodigués par Simone de Beauvoir sont exigeants mais bienveillants, les relectures des éditions Gallimard sont bien plus sévères. Dans une société qui refuse certaines réalités et où la Commission de censure exerce un pouvoir fort, les scènes d'amour lesbien, de viol ou d'avortement inquiètent la maison d'édition, qui demande à l'autrice d'effectuer de larges coupes. En 1955, l'ouvrage sort enfin aux éditions Gallimard, mais il est amputé d'une grande partie de ce qui fait son identité. Par la suite, certains extraits du texte censuré paraissent ici et là, mais sans jamais redonner sa force et son entièreté à cette oeuvre majeure de la littérature française. À travers l'analyse génétique minutieuse des différentes versions de Ravages - manuscrits, dactylographies, textes publiés -, mais aussi de tous les écrits qui l'accompagnent, Alexandre Antolin retrace le parcours littéraire, psychologique et médiatique de Violette Leduc. Il permet également d'appréhender l'oeuvre intégrale non censurée et d'en découvrir toute la richesse.
Sociologue de la ville, Jean-Noël Blanc endosse dans cet essai le costume du détective privé pour enquêter sur les visions de la ville dans le roman policier. Il montre ainsi que le polar classique américain (Raymond Chandler, Dashiell Hammett, etc.) a développé un formidable vocabulaire expressionniste des lieux urbains, mais que sa conception de la Grande Ville perverse était très ambiguë. Par la suite, ce modèle d'écriture a évolué sous la pression des conditions réelles de l'urbanisation, comme sous l'influence de divers courants littéraires et politiques. La première édition de Polarville concluait ainsi à la disparition progressive des thèmes principaux du roman noir des origines, sous couvert du maintien de son lexique d'images. Cette réédition, enrichie d'une préface de Dominique Manotti, confirme dans sa postface le passage à un roman beaucoup plus ouvertement urbain et réaliste.
Depuis une dizaine d'années, les achats d'ouvrages de seconde main progressent de manière significative en France. Cette évolution résulte des changements d'habitudes des lecteurs-consommateurs, de plus en plus sensibles à l'économie circulaire, mais surtout de l'essor des plateformes numériques qui facilitent l'achat et la revente des livres d'occasion. L'ouvrage de Vincent Chabault, fruit d'une enquête de longue durée, explore ce marché et les multiples dynamiques qui le traversent aujourd'hui. Des bouquinistes aux plateformes, des puces de Saint-Ouen aux librairies de Paris et de Lyon en passant par les acteurs de l'économie sociale et solidaire et les transactions sur Leboncoin, il montre à quel point le processus de plateformisation bouscule les règles de l'échange et le savoir-faire des professionnels, de la constitution de l'assortiment aux opérations de formation des prix de revente. Au-delà du seul cas du livre, cet ouvrage permet en outre d'appréhender de nouveaux rapports de force apparus sur les places de marché virtuelles et, plus largement, un mouvement de fond qui déstabilise l'ensemble des marchés de consommation et leur appareil commercial traditionnel.
Quand il rencontre André Gide en 1929, Pierre Herbart a 26 ans. Le jeune homme intègre rapidement le cercle de ses intimes. Gide apporte son soutien à l'auteur en devenir et joue de son influence auprès de Gallimard pour obtenir la publication de son premier roman. Il lui présente en outre Élisabeth Van Rysselberghe, avec qui il a lui-même eu une fille. Pierre et Élisabeth se marient peu après. Si André Gide est un interlocuteur occasionnel de Pierre Herbart, Élisabeth Van Rysselberghe reste sa destinataire privilégiée. Malgré l'absence des lettres de celle-ci, il en ressort une correspondance mêlant l'intimité et les difficultés du couple au panorama des grands bouleversements dont Herbart est témoin durant ses voyages journalistiques : en Indochine et en Mandchourie lors de l'invasion japonaise, en URSS, où ses convictions communistes se confrontent à leurs applications, ou en Afrique française, où s'expriment ses certitudes anticoloniales. Durant plus de vingt ans de production épistolaire, Pierre Herbart présente une personnalité anxieuse et tourmentée, radicale et entière, fondamentalement fragile. Par son engagement résolu dans la Résistance et dans le journalisme militant, il révèle une authentique figure d'écrivain-aventurier, proche de celle d'un Malraux, mais plus soucieuse de liberté que de gloire.
Plus de deux siècles après la proclamation de la République, fruit de l'une des premières révoltes modernes d'esclaves, Haïti présente un système social singulier au sein de la Caraïbe. Issue d'une histoire violente, ponctuée de crises allant du traumatisme de la traite atlantique au catastrophique séisme de janvier 2010, la société haïtienne est caractérisée par la créolisation du religieux et des représentations symboliques. Histoire, religion et politique entretiennent une relation triangulaire mêlant rapport des politiques mémorielles à l'histoire, intervention des phénomènes religieux - vodou et christianismes -, dans la construction de la société et attitude ambiguë des pouvoirs face au sacré. Cet ouvrage, recueil d'articles publiés au cours des vingt dernières années, propose un large panorama des rapports sociaux en Haïti, inscrits dans le temps long et au coeur de l'espace caribéen : il éclaire sur les liens entre les pratiques religieuses traditionnelles ou importées et l'histoire coloniale, sur l'art et les symboles, sur la place des femmes et sur la corruption et la violence consubstantielles aux régimes politiques successifs.
Entre 1935 et 1955, Henri Calet compose une somme impressionnante de textes : chroniques, romans, nouvelles, critiques, pièces radiophoniques, scénarios, reportages... Il trace ainsi son sillon d'écrivain, faussement léger et légèrement désespéré. Dans les entretiens qu'il accorde à la presse et à la radio, c'est également de cette façon qu'il évoque son travail d'écriture et sa position dans le monde littéraire. Mais Henri Calet ne se raconte jamais si bien que dans ses silences ou ses à-côtés - à côté de la question, à côté du sujet, à côté de lui-même, parfois. Michel P. Schmitt réunit pour la première fois ces prises de parole, auxquelles il apporte un indispensable éclairage historique et biographique. Et il complète cet ensemble d'un inventaire exhaustif de l'oeuvre de l'auteur.
Auteur d'une oeuvre unique, Hervé Guibert suscitait de son vivant une fascination peu courante. Trente ans après sa disparition, cette fascination reste vivace et nombreux sont ceux qui se sentent encore intimement liés à lui. Arnaud Genon fait partie de ces personnes. Il a dédié la majeure partie de son travail de chercheur à l'écrivain et à son oeuvre multiforme - écriture de soi, écrits critiques, photographies, réalisations vidéo. Dans cet ouvrage, ce n'est pas à Hervé Guibert qu'il donne la parole, mais à ceux qui l'aiment, le lisent, l'admirent, souvent sans jamais l'avoir rencontré. Arnaud Genon cherche à mieux connaître une oeuvre à part, à identifier les traces laissées par l'écrivain, à savoir enfin si sa folie pour lui est partagée. Il nous donne ainsi à lire ses riches échanges avec une vingtaine d'écrivains, d'universitaires, de photographes, de journalistes et d'artistes autour de leur passion commune.
Omniprésent dans les médias, mais aussi dans le champ politique et dans le langage ordinaire, le terme « bobo » n'est pas neutre. Son usage et ses variantes (« boboïsation », « boboïsé ») tendent à simplifier, et donc aussi à masquer, l'hétérogénéité des populations et la complexité des processus affectant les espaces urbains qu'ils prétendent décrire. En réduisant les « bobos » à des caricatures, on juge des caractères, des intentions et des volontés, en oubliant que les représentations et les pratiques des individus et des groupes sociaux prennent place dans des trajectoires singulières et un monde hiérarchisé. Ainsi, scientifiquement parlant, les bobos n'existent pas, et des expressions telles que « boboïsation » ou « boboïsé » ne conviennent pas pour saisir et caractériser la diversité des logiques et des mécanismes, voire, parfois, les contradictions à l'oeuvre dans les phénomènes de « gentrification ». C'est ce que montre cet ouvrage, qui propose un regard historique et sociologique sur le mot « bobo » et ses usages dans les univers médiatiques, politiques et culturels, comme dans les discours des populations impliquées.
En 1831, les conseils municipaux des communes de Lyon, la Croix-Rousse, la Guillotière et Vaise sont pour la première fois élus, grâce à l'instauration du suffrage censitaire par la monarchie de Juillet. La mesure est élargie sous la Deuxième République avec l'ouverture du scrutin au suffrage universel masculin, avant que Louis-Napoléon Bonaparte ne place la ville de Lyon sous contrôle préfectoral. Elle le restera jusqu'à la chute du Second Empire, en 1870. Justine Tentoni dresse le tableau de la vie publique locale pendant ces quarante années où se succèdent trois régimes politiques et deux révolutions. Lyon est alors une ville industrielle et bourgeoise, en constante croissance, mais qui fait face à des soulèvements ouvriers et républicains, notamment dans les communes de la Croix-Rousse et la Guillotière. L'intégration à marche forcée des faubourgs à la ville de Lyon en 1852 permet ainsi au pouvoir central de mieux contrôler les oppositions. S'appuyant sur un travail inégalé de dépouillement d'archives, Justine Tentoni analyse la composition et l'organisation des conseils municipaux, tout en interrogeant ce processus de démocratisation au long cours au sein de l'espace urbain.
Au cours du xixe siècle, alors que les évolutions de la société sont rapides et nombreuses, la notabilité lyonnaise doit s'adapter pour conserver sa position dominante. À cette classe traditionnelle s'adjoint désormais une bourgeoisie industrielle qui investit tout autant les conseils municipaux de Lyon et de trois de ses faubourgs - la Croix-Rousse, la Guillotière et Vaise. Cependant, la Deuxième République bouscule pour quelques années cet entre-soi en faisant accéder des personnalités du monde ouvrier et républicain aux responsabilités municipales. Les élites municipales lyonnaises sont également présentes dans le monde rural, en tant que propriétaires ou figures locales, et assoient leur influence dans ces espaces en marge de la ville qui deviennent de véritables laboratoires de politisation. S'appuyant sur un travail inégalé de dépouillement d'archives, Justine Tentoni analyse les parcours individuels et collectifs des 575 conseillers municipaux de Lyon et de ses faubourgs de 1830 à 1870, dressant le portrait de ces représentants locaux, et particulièrement celui du notable et de ses nombreux réseaux.
Si les événements de Mai-Juin 68 sont souvent réduits à leur dimension parisienne, ils eurent une vaste ampleur à l'échelle régionale. À Lyon comme à Roanne, Bourg-en-Bresse ou Grenoble, les institutions scolaires et universitaires furent bien souvent l'épicentre de contestations dont cet ouvrage offre une approche renouvelée. Il propose une histoire à la fois collective et au plus proche des identités individuelles. De cette manière, la parole est rendue à celles et à ceux que l'histoire passe parfois sous silence : collégiens et étudiants, administrateurs et parents d'élèves, personnels des établissements d'enseignement et membres des institutions religieuses. L'avant et l'après sont pris en compte : aussi bien les tentatives de réforme et les itinéraires des protagonistes en amont des événements lyonnais que les conséquences de ceux-ci sur les trajectoires individuelles et les devenirs institutionnels. Les études pluridisciplinaires et les témoignages inédits rassemblés dans cet ouvrage permettent de dessiner un vaste panorama de l'histoire et de la mémoire du moment 68, à rebours des lieux communs sur un phénomène foncièrement complexe et multiforme.
Si Thomas Müntzer n'est pas aussi connu que Martin Luther, il a pourtant été l'un des grands acteurs de la Réforme protestante du XVIe siècle. Prédicateur de talent, partisan précoce de Luther, il prend toutefois rapidement ses distances et assume des positions plus radicales, défendant notamment le principe de la souveraineté du peuple. Il rejoint alors un mouvement de révolte, qui donnera naissance à la « guerre des Paysans », et devient l'un des chefs de la rébellion, appelant à une révolution à la fois religieuse et matérielle. Bientôt capturé, il est torturé puis exécuté. Müntzer laisse à la postérité divers écrits témoignant de sa vision du christianisme et des pouvoirs spirituel et temporel. À travers la traduction de sept textes fondateurs et d'une vingtaine de lettres, Joël Lefebvre met en lumière l'intérêt à la fois philosophique, historique et linguistique de l'oeuvre de Thomas Müntzer et révèle toute la force d'une pensée novatrice pour l'époque, et toujours aussi évocatrice.
Recrutés massivement depuis les années 1960 dans les usines Citroën et Talbot, les travailleurs immigrés, ces « OS à vie », y sont fortement encadrés par des syndicats à la solde des directions et par des organismes émanant de leurs pays d'origine. Or, au printemps 1982, alors que la gauche est au pouvoir depuis peu, ces ouvriers jusqu'alors discrets se mobilisent et s'emparent des répertoires d'action et des mots d'ordre des luttes ouvrières. Face aux conditions de travail déplorables, aux bas salaires, aux menaces de licenciements collectifs, au racisme latent, aux transformations du travail et aux politiques d'immigration, ils réclament ce qui leur est dû : le respect, la liberté, la dignité. Au croisement de l'histoire et de la sociologie, Vincent Gay analyse minutieusement les relations sociales à l'intérieur et à l'extérieur des usines, la place de la politique dans les débats, les pratiques des ouvriers immigrés, leur appropriation du syndicalisme et de la grève. Dans un contexte de crise et de restructurations industrielles, c'est un moment charnière de la contestation sociale, ouvrière et immigrée qui resurgit.
Alors qu'au xvie siècle l'iconologie est considérée comme un discours sur les images destiné à l'usage des peintres, elle se réinvente au cours du xixe siècle, sous l'impulsion des historiens de l'art, comme une technique d'interprétation des oeuvres. Aby Warburg y verra l'instrument privilégié d'une « science de la culture ». Conçu par des chercheurs issus d'horizons disciplinaires différents et organisé autour de cinq catégories réparties en une centaine d'entrées - les théoriciens de l'art et du cinéma, les cinéastes, les films, les notions et les motifs -, ce dictionnaire entend tout à la fois reformuler l'iconologie au cinéma et répondre d'une histoire élargie des images. De Walter Benjamin à Jacques Rancière, d'Arnaud Desplechin à Tsai Ming-liang, du Cuirassé Potemkine à Shining et du burlesque au zombie, les contributions proposées constituent un outil et une source de réflexion aujourd'hui indispensables à tous ceux qui font de l'analyse un accès privilégié à la connaissance des films.
Fin 2018, la France connaît un soulèvement populaire sans précédent, motivé dans un premier temps par le refus de l'augmentation du prix des carburants automobiles. Pour se reconnaître, les individus concernés endossent un gilet de haute visibilité, le fameux « gilet jaune ». Rapidement, la mobilisation s'étend à la Belgique, principalement à Bruxelles et à la Wallonie. Ce mouvement, ou plutôt ces mouvements, en renouvelant les modalités de la mobilisation, rebattent les cartes de l'analyse. Leur caractère spontané, apartisan sans être apolitique, interroge les rapports qui se nouent entre Gilets jaunes et syndicats d'une part, entre Gilets jaunes et institutions d'autre part. Force est ainsi de constater qu'à des aspirations démocratiques de plus en plus affirmées répondent une répression policière et des sanctions judiciaires inégalées. La confrontation entre terrain belge et terrain français, les enquêtes et les observations sociologiques, les entretiens individuels ou collectifs, les portraits d'individus mobilisés et les photographies de terrain sont autant d'outils utilisés dans cet ouvrage pour tenter de redonner une parole longtemps confisquée aux principaux acteurs de cette mobilisation : les Gilets jaunes eux-mêmes.
À l'ouest de la Guyane, au bord du fleuve Maroni, frontière entre la France et le Suriname, la ville de Saint-Laurent-du-Maroni se transforme depuis une trentaine d'années au gré des démolitions de maisons et des constructions de nouveaux quartiers. La population bushinenguée, descendante d'Africain.e.s ayant fui les plantations surinamaises, est particulièrement touchée par ces mesures, contrainte d'adapter ses traditions et son mode d'habiter, transfrontalier et multiple, aux politiques urbaines conçues dans l'hexagone. Clémence Léobal a suivi dans leur quotidien et leurs démarches trois femmes bushinenguées, menacées de délogement ou en recherche d'un logement social, afin de comprendre la manière dont les lois françaises modifient les façons d'habiter de ces personnes et, à une plus large échelle, la configuration de cette ville. Confrontant l'expérience des habitantes et des habitants aux discours du personnel des administrations, l'autrice rend compte des luttes et des rapports de pouvoir à l'oeuvre, proposant une étude intersectionnelle des inégalités héritées du colonialisme. Cette enquête de terrain est enrichie de cartes et de schémas, ainsi que d'une sélection de photographies de Nicola Lo Calzo, artiste qui s'intéresse aux stigmates de la traite négrière dans les sociétés contemporaines.
Que signifie « échouer » ou « réussir » à l'école primaire ? Comment comprendre les difficultés éprouvées par des élèves d'origine populaire en lecture-écriture, grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire, expression orale et expression écrite ? Comment se construisent, jour après jour, les processus de production des inégalités scolaires dans les salles de classe ? Ce livre tente de répondre à ces questions, en procédant à l'étude détaillée des pratiques et des productions scolaires d'élèves du CP au CM2 en français. Soulignant le rôle central du rapport au langage dans la production des différences scolaires, l'auteur fonde son analyse sur une sociologie de l'éducation informée des travaux anthropologiques et historiques concernant la spécificité des cultures écrites. Il entend ainsi rendre raison de l'« échec scolaire » du double point de vue d'une anthropologie de la connaissance et d'une anthropologie du pouvoir. Cet ouvrage est issu de l'enquête menée par Bernard Lahire pour sa thèse de doctorat, soutenue en 1990. Trente ans plus tard, les réflexions et analyses qu'il propose n'ont rien perdu de leur actualité. Dans une préface écrite à l'occasion de cette réédition, il souligne le poids de sa propre trajectoire sociale - son statut de transfuge de classe issu d'un milieu populaire - sur le choix de son objet d'étude.
Que faire des enfants de l'immigration coloniale et postcoloniale ? L'école doit-elle adapter ses programmes à leur présence ? La question de l'articulation entre l'universalisme républicain et la pluralité culturelle a toujours travaillé l'institution scolaire, mais elle s'est reconfigurée ces quarante dernières années pour répondre aux débats sur l'immigration et la mémoire coloniale. Que faire des héritages d'une histoire douloureuse pour les uns, glorieuse pour les autres, méconnue de beaucoup ? À partir des archives de l'Éducation nationale, mais aussi des textes officiels et des manuels scolaires, Laurence De Cock retrace les débats qui ont agité l'enseignement de l'histoire de la colonisation depuis les années 1980. En analysant la confection des programmes d'histoire, elle interroge l'influence des débats publics sur leur écriture et montre combien le passé colonial, progressivement saisi par le politique, bouscule en profondeur la fabrique scolaire de l'histoire. Pour un enseignement qui a toujours eu comme finalité de contribuer à l'intégration sociale, les nouvelles demandes de reconnaissance des enfants et petits-enfants d'immigrés sont un facteur de reconfiguration de la discipline historique et des finalités de l'école républicaine.
Un film de transition. C'est de cette façon que Le Pigeon (I soliti ignoti, 1958) de Mario Monicelli est généralement présenté. Il s'agirait du premier exemple de comédie « à l'italienne », mêlant contexte réaliste, traitement comique et éléments tragiques. Ainsi prédéterminé, un discours critique différent n'a guère eu de place pour s'exprimer. Pourtant, Loig Le Bihan nous soumet une autre approche de l'oeuvre. En étudiant ses appréciations critiques, en la comparant à ses suite et remakes, en analysant ses références iconographiques, topographiques et sociologiques ainsi que les variations entre scénario et tournage, l'auteur propose une interprétation originale de ce classique du cinéma italien, à partir d'une hypothèse principale : son histoire de production révélerait un processus complexe, puisant au plus profond de la culture italienne et de l'histoire de Rome.
La présence d'enfants non accompagnés dans nos rues est devenue suffisamment rare pour susciter la curiosité, l'interrogation, voire la réprobation. En effet, dans les sociétés occidentales contemporaines, l'enfant a progressivement désinvesti l'espace urbain extérieur pour devenir un « enfant d'intérieur ». Si de nombreux facteurs interviennent dans ce processus, le rôle des parents est primordial : les ressources culturelles et matérielles dont ils disposent, les souvenirs qu'ils gardent de leur propre enfance, les pratiques éducatives qu'ils mettent en oeuvre, les normes de comportement et de présentation de soi qu'ils transmettent concourent à façonner la perception d'un espace extérieur plus ou moins accueillant, plus ou moins sûr chez leurs enfants. Comparant deux quartiers de Paris et de Milan, Clément Rivière s'appuie sur de nombreux entretiens et des observations de terrain pour identifier les dynamiques qui encadrent la socialisation des enfants aux espaces publics. Il s'intéresse également à la différenciation de cette socialisation selon les sexes, selon les milieux sociaux et selon les contextes nationaux et locaux, ainsi qu'aux inégalités qui en découlent.
Au xixe siècle, la presse connaît un essor remarquable sous l'effet des transformations économiques, techniques et sociales à l'oeuvre dans la société française : on entre dans ce que des historiens ont appelé la « civilisation du journal ». Dans un temps où les rapports entre les sexes et les normes de genre évoluent, la presse contribue à redéfinir les rôles de chacun. La plupart des publications cantonnent les femmes dans la sphère domestique privée, réservant aux hommes l'accès à l'espace public ; mais certaines revues font preuve de plus d'audace et de modernité. Dans une approche transdisciplinaire inédite, mêlant histoire des médias, études sur le genre, littérature, sciences de l'information, analyse du discours, science politique et histoire de l'art, cet ouvrage traite de corpus divers et de rubriques variées (presse généraliste, revues de mode masculine, journaux féministes et féminins, chroniques judiciaires, reportages, publicités, etc.). Il analyse les ressorts des inégalités entre les femmes et les hommes dans la presse du xixe siècle, apportant du même coup un nouvel éclairage sur celles de notre époque.
Phénomène à la fois littéraire et médiatique, l'autofiction entretient un rapport singulier aux images, et particulièrement aux images en mouvement. Cinéma, télévision, vidéo influencent l'imaginaire des écrivains et leur perception d'eux-mêmes, mais aussi celle de leurs lecteurs. Grâce à un usage fin de la polysémie du terme « projection », processus technique, ressource psychique ou métaphore, Élise Hugueny-Léger analyse les réalisations et les parcours d'une dizaine d'auteurs d'autofictions qui font dialoguer l'écriture littéraire et le matériau filmique. À l'ère de la médiatisation accrue des écrivains, certaines problématiques centrales de la pratique autofictionnelle sont ainsi réinterrogées, notamment celles de la quête d'identité et de la représentation de soi. Il apparaît alors que l'étude de l'imbrication entre écrit et écrans permet avant tout d'exprimer la mouvance du sujet et les fissures qui le parcourent. De Marguerite Duras à Delphine de Vigan, en passant par Emmanuel Carrère, Annie Ernaux ou encore Christine Angot, Élise Hugueny-Léger présente de manière accessible un corpus de voix singulières, offrant au lecteur un éclairage inédit sur des oeuvres souvent peu connues. Élise Hugueny-Léger est enseignante au sein du département d'études françaises de l'Université de St Andrews (Écosse). Spécialiste de l'oeuvre d'Annie Ernaux, elle travaille sur la littérature contemporaine à la première personne. Son intérêt pour la création littéraire s'étend aux ateliers d'écriture et aux dispositifs d'écritures plurilingues.
Négligé par la critique postcoloniale, le théâtre, dans ses formes variées, et notamment populaires, a pourtant largement accompagné la colonisation française de l'Afrique du Nord et la formation d'un esprit colonial, depuis le débarquement des troupes françaises en Algérie en 1830 jusqu'au grand rendez-vous impérialiste que fut l'Exposition coloniale de 1931. S'appuyant sur des préjugés existants, les renforçant, en forgeant parfois de nouveaux pour les besoins du spectacle, les pièces écrites à l'époque coloniale ont donné de multiples représentations de la figure de « l'Arabe » : bestial, fourbe, idiot ou « exotique », dans tous les cas inférieur au « Blanc », cet « autre » apparaît toujours comme un être dominé. À partir de l'analyse historique, sociologique et esthétique d'un répertoire méconnu de près de deux cents pièces, mais aussi de leur mise en scène et de leur réception par la critique et des publics divers, Amélie Gregório interroge la transformation des représentations en discours, sans perdre de vue les enjeux proprement artistiques et sans prétendre a priori que toute pièce représentant des « Arabes » est obligatoirement, et de façon univoque, idéologique.
Le 21 novembre 1912, le manuscrit de Marcel Proust, alors connu sous le nom du Temps perdu, est rejeté par La Nouvelle Revue française. Cette décision, dont André Gide endossera la responsabilité, est à l'origine d'une solide réputation d'inimitié entre les deux hommes. Mais limiter à cette anecdote la relation entre les deux écrivains, c'est méconnaître tout ce que leur correspondance nous enseigne : « Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F., et [...] l'un des regrets, des remords, les plus cuisants de ma vie. » Cet aveu de Gide, dans un courrier adressé à Proust plus d'un an après le rejet de son manuscrit, inaugure un dialogue qui se poursuivra jusqu'à la mort de ce dernier. Un dialogue complexe, parfois marqué par des désaccords profonds. Car si leur culte de l'art et leur désir d'affirmer leur sexualité auraient pu les rapprocher, leur vision de la littérature était opposée, et le trop explicite Proust allait devenir suspect aux yeux de Gide, à l'engagement plus raisonné. C'est l'histoire de cet échange, tantôt passionné, tantôt distant, que Pierre Masson, l'un des plus grands spécialistes d'André Gide, reconstitue dans cet ouvrage.