C'est l'histoire d'un livre sur le yoga et la dépression. La méditation et le terrorisme. L'aspiration à l'unité et le trouble bipolaire. Des choses qui n'ont pas l'air d'aller ensemble, et pourtant : elles vont ensemble.
J'ai voulu y croire, j'ai voulu rêver que le royaume de la littérature m'accueillerait comme n'importe lequel des orphelins qui y trouvent refuge, mais même à travers l'art, on ne peut pas sortir vainqueur de l'abjection. La littérature ne m'a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.
Je ne dors pas. J'ai perdu le sommeil. Il erre quelque part, loin de moi, comme une ombre. Ou, allez savoir, il fait la fête, et c'est moi l'ombre. Qui est-ce qui ne dort pas quand je ne dors pas ? L'insomnie croît comme le désert, à mesure que tombent les grands arbres. Et pendant ce temps, d'autres êtres ont les yeux ouverts. D'autres yeux regardent. L'insomnie se nourrit de ce sentiment confus : il y a autre chose.
Alors pour dormir, j'ai tout essayé.
Il est quand même tard pour appeler, je me rabats sur un SMS. Je dis à Nadia que je viens d'apprendre pour Alexandre et que je suis stupéfait, c'est le mot que j'emploie, il ne convient peut-être pas très bien mais j'ai du mal à trouver une formule adaptée. S'il était mort ou s'il avait subi un accident, ça viendrait facilement. On sait comment s'adresser à l'entourage des victimes, on sait quoi dire à ceux qui vont mal, à ceux qui souffrent. Mais qu'est-ce qu'on écrit à la femme d'un assassin ?
Peut-on se quitter en s'aimant ? Peut-on s'aimer en se quittant ? Alice et Aurélien forment un jeune couple qui, comme tant de couples, ne trouve pas de réponses aux questions qu'il se pose. Une séparation dramatique les entraînera devant la justice des hommes.
Mais le problème avec la justice des hommes est simple : trop souvent, elle n'est pas humaine.
« Le 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand a tué sa femme, ses enfants, ses parents, puis tenté, mais en vain, de se tuer lui-même. L'enquête a révélé qu'il n'était pas médecin comme il le prétendait et, chose plus difficile encore à croire, qu'il n'était rien d'autre. Il mentait depuis dix-huit ans, et ce mensonge ne recouvrait rien. Près d'être découvert, il a préféré supprimer ceux dont il ne pouvait supporter le regard. Il a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Je suis entré en relation avec lui, j'ai assisté à son procès. J'ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d'imposture et d'absence. D'imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu'il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d'autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m'a touché de si près et touche, je crois, chacun d'entre nous. »
Emmanuel Carrère interprète son propre texte lui insuflant un surcroit d'intensité dramatique.
«Je m'appelle Jean Atwood. Je suis interne des hôpitaux et major de ma promo. Je me destine à la chirurgie gynécologique. Je vise un poste de chef de clinique dans le meilleur service de France. Mais on m'oblige, au préalable, à passer six mois dans une minuscule unité de «Médecine de La Femme», dirigée par un barbu mal dégrossi qui n'est même pas gynécologue, mais généraliste! S'il s'imagine que je vais passer six mois à son service, il se trompe lourdement. Qu'est-ce qu'il croit? Qu'il va m'enseigner mon métier? J'ai reçu une formation hors pair, je sais tout ce que doit savoir un gynécologue chirurgien pour opérer, réparer et reconstruire le corps féminin. Alors, je ne peux pas - et je ne veux pas - perdre mon temps à écouter des bonnes femmes épancher leur coeur et raconter leur vie. Je ne vois vraiment pas ce qu'elles pourraient m'apprendre.»
L'une est assistante à l'école maternelle, l'autre vendeuse de tickets dans un tramway.
L'une soutient la guerre en Ukraine, l'autre s'y oppose.
Deux vies quotidiennes et deux solitudes, dans une Russie de province où tout est vrai.
Elle a dit, c'est génial finalement, considère qu'on est les deux filles d'une seule et même famille : l'une fera des maths, l'autre des lettres. Nos parents auront le sentiment d'avoir accompli une progéniture parfaite, qui couvre tout le spectre. Tu te rends compte, où qu'ils tournent la tête, nos parents, il y a toujours une de leurs deux filles pour savoir. Ce doit être extrêmement satisfaisant pour des parents, tu ne crois pas, d'atteindre ces extrémités, des confins qui se confondent ? Et puis, nous sommes des filles, ça ne s'est jamais vu. Il y a des tas de frères célèbres, avec un grand scientifique et un grand homme de lettres, les James, les Huxley, les Flaubert, les Proust, mais tu remarqueras, chaque fois, ce que retient la postérité, c'est l'écrivain. C'est injuste mais c'est comme ça, de nous deux, c'est toi qui resteras, pas moi.
«À quelques mois d'intervalle, la vie m'a rendu témoin des deux événements qui me font le plus peur au monde : la mort d'un enfant pour ses parents, celle d'une jeune femme pour ses enfants et son mari. Quelqu'un m'a dit alors : tu es écrivain, pourquoi n'écris-tu pas notre histoire? C'était une commande, je l'ai acceptée. C'est ainsi que je me suis retrouvé à raconter l'amitié entre un homme et une femme, tous deux rescapés d'un cancer, tous deux boiteux et tous deux juges, qui s'occupaient d'affaires de surendettement au tribunal d'instance de Vienne (Isère); Il est question dans ce livre de vie et de mort, de maladie, d'extrême pauvreté, de justice et surtout d'amour. Tout y est vrai.» Emmanuel Carrère.
Le Royaume raconte l'histoire des débuts de la chrétienté, vers la fin du Ier siècle après Jésus Christ. Il raconte comment deux hommes, essentiellement, Paul et Luc, ont transformé une petite secte juive refermée autour de son prédicateur crucifié sous l'empereur Tibère et qu'elle affirmait être le messie, en une religion qui en trois siècles a miné l'Empire romain puis conquis le monde et concerne aujourd'hui encore le quart de l'humanité.
Cette histoire, portée par Emmanuel Carrère, devient une fresque où se recrée le monde méditerranéen d'alors, agité de soubresauts politiques et religieux intenses sous le couvercle trompeur de la pax romana. C'est une évocation tumultueuse, pleine de rebondissements et de péripéties, de personnages hauts en couleur.
Mais Le Royaume c'est aussi, habilement tissée dans la trame historique, une méditation sur ce que c'est que le christianisme, en quoi il nous interroge encore aujourd'hui, en quoi il nous concerne, croyants ou incroyants, comment l'invraisemblable renversement des valeurs qu'il propose (les premiers seront les derniers, etc.) a pu connaître ce succès puis cette postérité. Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que cette réflexion est constamment menée dans le respect et une certaine forme d'amitié pour les acteurs de cette étonnante histoire, acteurs passés, acteurs présents, et que cela lui donne une dimension profondément humaine.
Respect, amitié qu'Emmanuel Carrère dit aussi éprouver pour celui qu'il a été, lui, il y a quelque temps. Car, comme toujours dans chacun de ses livres, depuis L'Adversaire, l'engagement de l'auteur dans ce qu'il raconte est entier. Pendant trois ans, il y a 25 ans, Emmanuel Carrère a été un chrétien fervent, catholique pratiquant, on pourrait presque dire : avec excès. Il raconte aussi, en arrière-plan de la grande Histoire, son histoire à lui, les tourments qu'il traversait alors et comment la religion fut un temps un havre, ou une fuite. Et si, aujourd'hui, il n'est plus croyant, il garde la volonté d'interroger cette croyance, d'enquêter sur ce qu'il fut, ne s'épargnant pas, ne cachant rien de qui il est, avec cette brutale franchise, cette totale absence d'autocensure qu'on lui connaît.
Il faut aussi évoquer la manière si particulière qu'a Emmanuel Carrère d'écrire cette histoire. D'abord l'abondance et la qualité de la documentation qui en font un livre où on apprend des choses, beaucoup de choses. Ensuite, cette tonalité si particulière qui, s'appuyant sur la fluidité d'une écriture certaine, passe dans un même mouvement de la familiarité à la gravité, ne se prive d'aucun ressort ni d'aucun registre, pouvant ainsi mêler la réflexion sur le point de vue de Luc au souvenir d'une vidéo porno, l'évocation de la crise mystique qu'a connu l'auteur et les problèmes de gardes de ses enfants (avec, il faut dire, une baby-sitter américaine familière de Philip K. Dick...).
Le Royaume est un livre ample, drôle et grave, mouvementé et intérieur, érudit et trivial, total.
Prix LiRE : Meilleur livre de l'année 2014
Oh, je n'avais pas la grande forme quand j'ai retrouvé Florence, une ancienne collègue de travail, un soir de concert.
J'avais vingt-cinq ans, elle en avait quarante. Elle était enceinte de six mois, et elle était célibataire.
Quand Jim est né, j'étais là. Et puis je suis resté. On a passé de belles années ensemble, et j'ai bien cru devenir son père.
La dernière guerre, Marguerite Duras l'a vécue tout à la fois comme femme dont le mari avait été déporté, comme résistante, mais aussi, comme écrivain. Lucide, étonnée, désespérée parfois, elle a, pendant ces années, tenu un journal, écrit des textes que lui inspirait tout ce qu'elle voyait, ce qu'elle vivait, les gens qu'elle rencontrait ou affrontait. Ce sont ces récits et des extraits de son journal, que Marguerite Duras a réunis sous le titre La Douleur.
L'espérance de vie de l'amour, c'est huit ans. Pour la haine, comptez plutôt vingt. La seule chose qui dure toujours, c'est l'enfance, quand elle s'est mal passée.
Lambeaux est un récit autobiographique dans lequel Charles Juliet évoque sa mère qu'il n'a pas connue - morte de faim après huit ans d'enfermement abusif en hôpital psychiatrique - et le rôle que, malgré cette absence, ou à cause de cette absence, elle a joué dans sa vie d'homme et dans sa formation d'écrivain. Dans un second temps, il nous relate son parcours : la famille adoptive, l'enfance paysanne, l'école d'enfants de troupe, puis les premières tentatives d'écriture, lesquelles vont progressivement déboucher sur une toute autre aventure : celle de la quête de soi. Une descente aux enfers sera le prix à payer pour qu'un jour puisse éclore la joie grave et libératrice de la seconde naissance.
Dans cette démarche obstinée il trouve la force de se mesurer à sa mémoire pour en arracher les moments les plus enfouis, les plus secrets, et les plus vifs. L'auteur devient son propre historien et nous livre un texte 'pour finir encore'.
Prix Inter 2019
"Si on n'aimait que les gens qui le méritent, la vie serait une distribution de prix très ennuyeuse."
Farah et ses parents ont trouvé refuge en zone blanche, dans une communauté libertaire qui rassemble des gens fragiles, inadaptés au monde extérieur tel que le façonnent les nouvelles technologies, la mondialisation et les réseaux sociaux. Tendrement aimée mais livrée à elle-même, Farah grandit au milieu des arbres, des fleurs et des bêtes. Mais cet Éden est établi à la frontière franco-italienne, dans une zone sillonnée par les migrants : les portes du paradis vont-elles s'ouvrir pour les accueillir ?
« Limonov n'est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l'underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d'un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l'immense bordel de l'après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d'un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement. C'est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d'aventures. C'est aussi, je crois, une vie qui raconte quelque chose. Pas seulement sur lui, Limonov, pas seulement sur la Russie, mais sur notre histoire à tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. »Prix RenaudotPrix de la langue françaisePrix des prix
V13 : c'est le nom de code du procès des attentats terroristes qui, le vendredi 13 novembre 2015, ont causé 130 morts au Stade de France, sur des terrasses de l'est parisien, dans la salle de concert du Bataclan.
14 accusés, 1 800 parties civiles, 350 avocats, un dossier haut de 53 mètres : ce procès hors norme a duré neuf mois, de septembre 2021 à juin 2022. Je l'ai suivi, du premier au dernier jour, pour l'hebdomadaire L'Obs.
Expérience éprouvante, souvent bouleversante, fascinante même quand elle était ennuyeuse.
Une traversée.
Emmanuel Carrère interprète lui-même son propre texte lui conférant un accent de vérité bouleversant.
Au royaume du hasard
je suis le maître du temps
transporte des milliers de coeurs
des millions de battements
Il me suffit de cravater quelques commutateurs
et j'avancerai l'heure de chacun d'entre eux
Je ne sonne pas le tocsin, ni ne détiens de pouvoir divin
je conduis le train
J'aurais voulu que l'on se souvienne de moi pour autre chose que ma difformité.
Si mon destin traverse le temps, c'est pourtant ce qui restera. Stop. À l'heure de trancher, une question me rend fou : qu'aurais-je fait sans elle ?
syngué sabour, n.f. (du perse syngue «pierre», et sabour «patiente»). Pierre de patience. Dans la mythologie perse, il s'agit d'une pierre magique que l'on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances, ses douleurs, ses misères... On lui confie tout ce que l'on n'ose pas révéler aux autres... Et la pierre écoute, absorbe comme une éponge tous les mots, tous les secrets jusqu'à ce qu'un beau jour elle éclate... Et ce jour-là on est délivré.
Rose part en croisière avec ses enfants. Elle rencontre Younès qui faisait naufrage. Rose est héroïque, mais seulement par moments.
«Le Centre hospitalier holistique de Tourmens est un hôpital public. On y reçoit et on y soigne tout le monde, sans discrimination et avec bienveillance. Mais les préjugés envers son approche féministe et inclusive des soins et de l'enseignement sont tenaces.
Depuis sa création, en 2024, les hommes qui s'enrôlent à l'École des soignantes du CHHT n'ont jamais été nombreux : l'année où j'ai commencé ma formation, j'étais l'un des rares inscrits. J'espère que nous ne serons pas les derniers.
Je m'appelle Hannah Mitzvah. Aujourd'hui, 12 janvier 2039, je commence ma résidence. L'officiante de l'unité à laquelle je suis affecté se nomme Jean ("Djinn") Atwood. C'est une figure légendaire de la santé des femmes.
Je me demande ce qu'elle fait chez les folles.»
«La folie et l'horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j'ai écrits ne parlent de rien d'autre. Après L'Adversaire, je n'en pouvais plus. J'ai voulu y échapper. J'ai cru y échapper en aimant une femme et en menant une enquête. L'enquête portait sur mon grand-père maternel, qui après une vie tragique a disparu à l'automne 1944 et, très probablement, été exécuté pour faits de collaboration. C'est le secret de ma mère, le fantôme qui hante notre famille. Pour exorciser ce fantôme, j'ai suivi des chemins hasardeux. Ils m'ont entraîné jusqu'à une petite ville perdue de la province russe où je suis resté longtemps, aux aguets, à attendre qu'il arrive quelque chose. Et quelque chose est arrivé : un crime atroce. La folie et l'horreur me rattrapaient. Elles m'ont rattrapé, en même temps, dans ma vie amoureuse. J'ai écrit pour la femme que j'aimais une histoire érotique qui devait faire effraction dans le réel, et le réel a déjoué mes plans. Il nous a précipités dans un cauchemar qui ressemblait aux pires de mes livres et qui a dévasté nos vies et nos amours. C'est de cela qu'il est question ici : des scénarios que nous élaborons pour maîtriser le réel et de la façon terrible dont le réel s'y prend pour nous répondre.»