De ce pamphlet publié pour la première fois à Londres en 1870, probablement de manière clandestine, on ne sait presque rien. Auteur ? Date ? Le mystère reste entier.
Il nous apprend les formes du despotisme, des plus violentes aux plus insidieuses. Si pour le tyran "la société est une proie", il sait isoler, corrompre voire travestir son joug en liberté. La complicité, la nécessité ou la peur font le reste. Sidéré, on est saisi par ces fulgurances si actuelles :
"Il est plus facile d'organiser le silence que la liberté."
"Chacun sentant qu'il est tenu d'obéir, méprise chez les autres l'humiliation que lui-même il subit."
Avec le sentiment troublant de l'interdit, on se glisse dans ce texte brut qui bouillonne, esquissé furtivement par un esprit libre et révolté.
La Peste à Naples traite de deux épisodes survenus à quelques années d'écart dans la ville de Naples, alors sous domination espagnole : la révolte de Masaniello en 1647 et l'épidémie de peste de 1656. Deux crises, a priori, que rien ne rattache.
Pourtant, Herling va démontrer comment le pouvoir a su tirer parti de l'épidémie. Un « état [d'exception] pestilentiel » servira ainsi à étouffer les braises de la révolte populaire qui avait failli faire basculer le régime neuf ans plus tôt. L'auteur va même plus loin : les soldats espagnols venus de Sardaigne, porteurs de la peste, auraient sciemment été autorisés à pénétrer dans la ville pour y répandre le fléau.
Documenté, concis et limpide, La Peste à Naples est une exploration aussi dérangeante que nécessaire des pathologies du pouvoir.
Gustaw Herling est né en Pologne en 1919. En 1939, il fonde le PLAN (pour "Action du peuple polonais pour l'indépendance") ; arrêté par la police stalinienne alors qu'il tentait de passer la frontière pour rejoindre l'armée polonaise en France, il est envoyé en camp de travail pendant un an et demi. Après la guerre, il s'installe en Italie, où il collabore activement à la revue Kultura. En 1951 paraît Un monde à part, témoignage majeur sur l'univers concentrationnaire. Il meurt à Naples en 2000.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le "réfugié" préfère en général l'appellation de "nouvel arrivant" ou d'"immigré", pour marquer un choix, afficher un optimisme hors pair vis-à-vis de sa nouvelle patrie. Il faut oublier le passé : sa langue, son métier ou, en l'occurrence, l'horreur des camps. Elle-même exilée aux États-Unis au moment où elle écrit ces lignes dans la langue de son pays d'adoption, Hannah Arendt exprime avec clarté la difficulté à évoquer ce passé tout récent, ce qui serait faire preuve d'un pessimisme inapproprié. Pas d'histoires d'enfance ou de fantômes donc, mais le regard rivé sur l'avenir. Mais aux yeux de ces optimistes affichés, la mort paraît bien plus douce que toutes les horreurs qu'ils ont traversées. Comme une garantie de liberté humaine.
Née en 1906, Hannah Arendt fut l'élève de Jaspers et de Heidegger. Lors de la montée au pouvoir des nazis, elle quitte l'Allemagne et se réfugie eux Etats-Unis, où elle enseigne la thoérie politique. À travers ses essais, tels que La Condition de l'homme moderne, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalemou encore Le Système totalitaire, elle manifeste sa qualité d'analyste lucide de la société contemporaine. Elle meurt en 1975.
Cet essai fulgurant révolutionne l'histoire des idées. Semblable à une lettre adressée à un ami, il échappe à la rigueur usuelle du genre et hisse l'oralité comme condition de la raison. Pour que je puisse formuler clairement ma pensée, il me faut une oreille. Mieux encore : un visage. Quand la relation à autrui nous anime, nous sollicite, nous excite, nous pousse aux improvisations les plus éhontées, sources des idées les meilleures. Que vous bafouilliez, émettiez des sons inarticulés ou oubliiez quelque liaison, peu importe : la clarté peu à peu se fait dans votre esprit et vous encourage à poursuivre. L'interaction oblige à puiser en soi, à faire preuve d'audace, à développer une stratégie prompte à se tirer d'affaire. À la lumière de sa propre expérience, Kleist écrit là une véritable plaidoirie en faveur de l'expression orale et de ses ressorts cachés.
Edmond Teste mène une vie sans relief. La quarantaine, dénué d'opinions ou d'émotion, il hait la mélancolie et les choses extraordinaires, le compliment constitue pour lui une injure. Mécanique plaquée sur du vivant, il incarne l'esprit détaché des contingences. Ascète, "teste" où siège seule la pensée, il se défend cependant à toute force d'être supérieur. Monsieur Teste représente la figure du créateur sans oeuvre, de l'intellectuel sans livre, de l'artiste sans gloire.OEuvre de jeunesse, puisque Valéry n'a que 25 ans quand il l'écrit, ce texte n'en garde pas moins un caractère définitif."Pourquoi M. Teste est-il impossible ?- C'est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste", prévient-il.Une mise en garde, en somme, face à ce que peut l'intelligence.
Une réflexion passionnée et passionnante qui ravira les break dancers, les valseurs du dimanche, les amateurs de tango musette, de cucaracha, de bourrée bretonne, de boogie woogie, les couturiers de la fisel, les noctambules de la zumba ou de la tecktonik, mais aussi ceux qui ne dansent pas, qui n'aiment pas danser, les indécollables de la tapisserie comme les amateurs de philosophie. Se détachant de l'utile, la danse est une action poétique. L'homme a découvert le plaisir pris dans le rythme, dans l'enivrement des sens jusqu'à épuisement. L'oralité du conférencier donne à ce bref texte énergique l'ivresse du mouvement sans fin. Observez le ballet des doigts du pianiste, le mouvement de la toupie, tout est danse. Une poésie de l'arbitraire que Paul Valéry nous fait sentir avec sa sensibilité particulière. On assiste en acte autant à une philosophie de la danse qu'à une danse de la philosophie.
Aux prises avec le génocide littéraire visant les écrivains juifs allemands sous leTroisième Reich, Joseph Roth dénonce la destruction spirituelle de l'Europe tout entière. Lui-même exilé, Roth se fait le défenseur de ces "écrivains véritables", dont les oeuvres sont brûlées sur ordre de dirigeants jugés analphabètes.Les mots de Roth ne sont pas assez durs pour dénoncer l'illettrisme dont le Troisième Reich se rend coupable. Sous la plume d'un grand écrivain doublé d'un excellent journaliste, cela donne des formules définitives : "Que le Troisième Reich nous montre un seul poète, acteur, musicien de talent `purement aryen', qui ait été opprimé par les Juifs et libéré par M. Goebbels !" En lançant ces autodafés, c'est leur propre culture que les Allemands ont vouée aux gémonies.
Né en Galicie en 1894 dans une famille juive allemande, Joseph Roth est chroniqueur pour Der Neue Tag à Vienne et produit des articles brillants et extrêmement lucides sur son époque. Il entame ensuite l'écriture de romans, dont La Toile d'araignée (1923). Il devient en 1925 correspondant à Paris du Frankfurter Zeitung. En 1932, il publie La Marche de Radetzky. Il est l'ami de Stefan Zweig, destinataire de lettres emplies de pessimisme. Malade, alcoolique et démuni, il meurt en 1939.
Dans Le Mariage du Ciel et de l'Enfer, recueil de poésies en prose publié en 1790, William Blake exprime sa méfiance vis-à-vis de la conception religieuse manichéenne de la vie. En Enfer, la sagesse des démons triomphe sur celle des anges. L'Ame et le Corps ne sont pas pour William Blake deux entités distinctes. Le poète proclame au contraire l'unité humaine, et un nouvel ordre moral dans lequel le vice et la vertu ne feraient qu'un. D'où ce titre ingénieux, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. Mêlant prose et poésie, humour et cynisme, il en vient à écrire une véritable apologie du Mal, à l'encontre des opinions de son époque qui encensait la Raison. Quand il évoque Jésus, c'est pour montrer les manquements du Sauveur aux dix commandements. Moderne tant par ses idées que par son style hybride, William Blake se détache ici des conceptions religieuses pour proclamer une vision novatrice de la vie, pleine de lucidité.Edition bilingue.
Le 28 novembre 1888, Octave Mirbeau signe dans Le Figaro un article intitulé La Grève des électeurs. Un tel manifeste en faveur de l'abstention serait aujourd'hui impensable. Pour autant, il ne cherche point à inoculer le vice du désengagement mais à dénoncer la mystification du système électoral qui pare de la légitimité du vote les extorsions des puissants. Ce n'est pas l'idée de démocratie qu'il critique mais sa pratique au sein de la République ; les institutions abêtissent l'électeur tout en lui demandant son aval. L'anarchisme de Mirbeau fait de l'individu le centre à partir duquel la République doit être interrogée. Il prend à partie l'électeur, qu'il tutoie, sur l'absurdité de sa contribution au grotesque spectacle de sa quête aux suffrages. Par l'humour et la dérision, il attente à la respectabilité des institutions, dénonce "la protection aux grands, l'écrasement aux petits". Si Mirbeau n'érige pas d'utopie dans cette critique radicale, il nous lègue les armes capables de nous défaire du conditionnement qui annihile le plus faible ; vision suffisamment juste pour qu'elle nous dérange encore plus de cent ans plus tard !
Dès 1925, Zweig pressent l'un des grands bouleversements sociaux de notre siècle : l'uniformisation du monde. Si le concept de mondialisation reste alors toujours à inventer, il examine avec perplexité des sociétés qui gomment progressivement toutes leur aspérités. Avant même l'invention des smartphones, il nous décrit l'avènement de l'instantanéité. Ce culte de l'éphémère joue finalement un rôle central dans l'uniformisation ici dénoncée.
Dans ce texte saisissant d'actualité, Zweig pose un regard sensible sur une époque foncièrement hostile envers les originaux. Un essai à lire comme le témoignage lucide d'un homme définitivement en rupture avec l'esprit de son temps. Dernier recours pour les individualités récalcitrantes : fuir en elles-mêmes, pour oublier l'oppression du collectif.
Stefan Zweig (1881-1942), de nationalité autrichienne, est l'un des auteurs de langue allemande majeurs du XXe siècle. Romancier, essayiste et dramaturge, il est l'auteur de plusieurs classiques, comme Amok ou La Confusion des sentiments. S'il rencontre le succès de son vivant, son existence bascule à l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Exilé au Brésil et désespéré par la guerre, il se suicide en 1942.
Texte d'une conférence prononcée en 1930, Jeu et théorie du duende "donne une leçon simple sur l'esprit caché de la douloureuse Espagne." Mot espagnol sans équivalent français, le "duende" dérive, au sens étymologique du terme, de l'expression : "dueño de la casa" (maître de la maison). Le duende serait un esprit qui, d'après la tradition populaire, viendrait déranger l'intimité des foyers. Son second sens est enraciné dans la région andalouse. Le duende désignerait alors "un charme mystérieux et indicible", rencontré dans les moments de grâce du flamenco, apparentés à des scènes d'envoûtement. Ces significations se rejoignent dans l'évocation d'une présence magique ou surnaturelle. Le duende provient du sang de l'artiste. "C'est dans les ultimes demeures du sang qu'il faut le réveiller", écrit Lorca. Le duende serait une sorte de vampirisation qui injecterait un sang neuf à l'âme. De ce fait, il flirte avec la mort. En tant que forme en mouvement, García Lorca énonce que "le duende est pouvoir et non oeuvre, combat et non pensée". Là où le duende s'incarne, les notions d'intérieur et d'extérieur n'ont plus lieu d'être. Si le duende est universel et concerne tous les arts, c'est dans la musique, la danse et la poésie orale qu'il se déploie pleinement, puisque ces arts nécessitent un interprète. Or, le duende n'existe pas sans un corps à habiter. Ce minuscule décalage du regard qui donne à voir l'intervalle entre les choses, bouleverse le mode de pensée cartésien.Edition bilingue.
Lorsque il publie ce pamphlet (1959) sous le pseudonyme de Libero Poverelli, Giorgio Voghera est encore employé dans une grande compagnie d'assurance, la RAS.
Entre ironie et faux cynisme, il analyse la mutation, dans les années d'après-guerre, du management des grandes entreprises et administrations : concentration du pouvoir, déresponsabilisation et désolidarisation des employés...
Un système vertical où se perdent connaissances et capacités décisionnelles, les plus haut placés étant submergés par un sentiment d'incompétence tandis que les subordonnés sont réduits au rôle de courtisan.
Le dénouement, corrosif, réglera définitivement la question posée par ce texte mordant : "Pourquoi vouloir faire carrière ?"
Giorgio Voghera, né à Trieste en 1908 et mort dans cette même ville en 1999, est un écrivain, essayiste et journaliste italien. Il a passé ses jeunes années dans la communauté juive de Trieste. Après la promulgation des lois racialistes, en 1938, il se réfugie en Palestine. Après son retour en Italie, il s'est lié à d'autres auteurs tels que Umberto Saba, Virgilio Giotti ou encore Roberto Bazlen. Son texte principal est Il Segreto, un roman qui avait été publié tout d'abord de manière anonyme.
"La racine a beau tout ignorer des fruits, il n'empêche qu'elle les nourrit."Ces Notes datent de 1898 et se composent de 40 brefs paragraphes. Rilke a alors 23 ans. On y décèle l'influence implicite de la Naissance de la tragédie. La distinction premier plan / arrière-fond, l'articulation entre solitude et communauté renvoient aux considérations nietzschéennes sur l'apollinien et le dionysiaque. Rilke, comme Nietzsche, appelle de ses voeux une réforme de la scène qui soit, du même coup, un bouleversement dans la culture et jusque dans la vie. L'autre grande influence, manifeste dans cette oeuvre, est celle de l'art italien - en particulier les primitifs - qu'il a découverts au printemps 1898, en visitant l'Italie. Si les réflexions de Rilke peuvent être rapprochées de celles de ses contemporains Max Reinhardt, Meyerhold ou Copeau qui, tous à leur manière, ont voulu en finir avec le théâtre "réaliste" et déclamatoire pour ouvrir la voie à un théâtre d'art, leur portée est évidemment tout autre. à la lumière de ce que sera l'oeuvre de Rilke, c'est sa poésie même qui, ici, se cherche. La mélodie des choses ne le quittera jamais. L'extrême attention portée à la fois au tout proche et à l'immensité de l'ouvert sera, jusqu'à la fin, l'un des traits constants de sa poésie ; la solitude en sera l'élément vital. Ce sont ses poèmes qui dresseront vraiment le théâtre de la mélodie des choses.
Dans un XIXesiècle encore à écrire, un jeune écrivain du nom de Victor Hugo s'insurge de la destruction de l'ancienne France et de ses monuments. Texte de jeunesse qui témoigne de l'acuité précoce de son auteur, Guerre aux démolisseursnous met face à un homme engagé dans les débats de son temps, et dont le diagnostic sévère laisse le lecteur toujours aussi dubitatif. Quelle place pour la protection du passé dans une époque obsédée par le progrès industriel ?
Victor Hugo met ici toute sa verve pour répondre à cette question et se fait le défenseur de ce qui constitue rien de moins que l'âme et l'histoire d'un pays : ses monuments. Le texte d'Hugo fascine en ce qu'il pose les jalons d'un débat ancien de presque deux siècles, qui reste aujourd'hui encore plus que jamais d'actualité.
Faut-il le rappeler ? Victor Hugo (1802-1885) est le fameux auteur de Notre-Dame de Paris et des Misérables...
Écrit peu avant sa mort, cet essai de Simone Weil condense les réflexions d'une vie. Premier constat : nulle personne n'est sacrée, mais le sacré est à chercher en l'Homme. À l'heure où la notion de personne est au centre des discours politiques, du marketing et des réflexions morales, ce renversement est salvateur. De cette affirmation, la philosophe nous entraîne dans une réflexion passionnante sur les droits de l'homme. Le terme de "droit" y est jugé opposé à la quête ultime de l'homme : l'attente qu'on lui fasse du bien. Pour la combler, il est urgent d'inventer des institutions qui aboliront ce qui oppresse les humains, cause l'injustice et qui ne se limiteraient pas à protéger leurs droits. Quelles sont-elles ? Vous le découvrirez au fil de cette pensée extraordinairement lucide.
Nommée professeur de philosophie, Simone Weil (1909-1943) devient en 1934 ouvrière d'usine chez Renault, condition indispensable à l'action militante (La Condition ouvrière). À peine repris son enseignement, elle rejoint en 1936 les anarchistes à Barcelone. Réfugiée en 1940 à Marseille, elle rédige les Cahiers, d'où est extrait La Pesanteur et la Grâce. Elle gagne les États-Unis puis désire rallier la "France libre". Malgré sa santé défaillante, c'est à Londres qu'elle écrit L'Enracinement.
Ce réquisitoire balaie d'un revers de main la démocratie telle qu'elle a cours. Et, ose-t-on ajouter, telle qu'elle a encore cours. Son argumentation repose sur des réflexions philosophiques qui traitent de l'organisation idéale de la collectivité en démocratie, notamment le Contrat social de Rousseau. La raison seule est garante de la justice, et non les passions, nécessairement marquées par l'individualité. Or, les partis, puisqu'ils divisent, sont animés par les passions en même temps qu'ils en fabriquent. Pour Weil, un parti comporte potentiellement, dans sa lutte pour le pouvoir, un caractère totalitaire. Ils défendent leurs intérêts propres au détriment du bien public. Il faut se garder comme de la lèpre de ce mal qui ronge les milieux politiques mais aussi la pensée tout entière. Contre les passions collectives, elle brandit l'arme de la raison individuelle.
Rédigé en 1943, ce texte propose un système fondé sur l'affinité et la collaboration de tous, un hymne à la liberté individuelle capable de s'exprimer dans le cadre d'une collectivité.
"Quel art, quel empire sur soi-même ne suppose pas cette dissimulation profonde qui forme le premier caractère du vrai courtisan ! Il faut que sans cesse sous les dehors de l'amitié il sache endormir ses rivaux, montrer un visage ouvert, affectueux, à ceux qu'il déteste le plus, embrasser avec tendresse l'ennemi qu'il voudrait étouffer ; il faut enfin que les mensonges les plus impudents ne produisent aucune altération sur son visage."Le propre de l'ironie est le double discours. Sous la forme elle-même ambiguë de l'essai, d'Holbach fait ici l'apologie de l'art singulier de ramper, nécessaire au maintien du courtisan dans la Cour du Roi. Art du maintien, de la bonne façade et du savoir-vivre hypocrite, ramper est une manoeuvre subtile, fondée sur l'abnégation. D'Holbach moque l'intelligence des conventions sociales, tissées d'hypocrisie et d'arrivisme. Car c'est n'avoir que peu d'orgueil et de passion que de devoir revêtir le costume de l'hypocrite pour, au fond, conforter le pouvoir des puissants. La position de l'auteur à l'égard de ces courtisans n'a d'égale que celle des courtisans face à leurs pairs et à leur maître. En décrivant les masques dont doit se revêtir le courtisan, d'Holbach met bas les mécanismes mêmes de la dissimulation et de la pantomime.
Omar Khayyam célèbre ici les femmes et la beauté, l'ivresse et la poussière du néant. Ennemi de l'esclavage de la pensée, il s'élève aussi dans ces vers contre l'imposture religieuse et politique. Mystique en apparence, débauché en réalité, préférant les jouissances de l'éphémère aux vérités érigées en dogmes, Khayyam ne souhaite à l'humanité qu'ivresse et amour. Le manteau des explications mystiques couvre, dans ses poèmes, toutes les hardiesses. Qu'un pareil livre ait pu circuler librement dans un pays musulman ne laisse pas de surprendre : la littérature européenne peut-elle citer un ouvrage où toute croyance soit niée avec une ironie si fine et si amère ?
Né en 1048 à Nishapour en Perse, Omar Khayyam a contribué à la réforme du calendrier en 1079. Après une période d'activité scientifique intense, il choisit de se retirer de la vie publique. Éminent savant mais être épris de liberté, il s'éloigne vers 30 ans du pouvoir. Mathématicien et astronome, ses calculs sur l'infiniment grand l'ont rendu proche de l'infiniment petit. À force de sonder le ciel, il a mesuré la durée dérisoire des hommes. Ce buveur invétéré meurt probablement mort en 1131.
Épidémiologiste et ingénieur sanitaire en avance sur son temps, George A. Soper fut l'un des premiers à tirer les leçons du désastre sanitaire de la grippe espagnole. Dès 1919, face à l'incapacité de dégager un point de vue consensuel sur la nature de l'épidémie, il parvient à synthétiser en seulement quelques pages, les connaissances et les débats de l'époque sur le sujet.
Soper, avec une prudence et lucidité remarquables, y dénonce l'indifférence avec laquelle les maladies respiratoires sont habituellement observées, cause selon lui de notre incapacité à nous en prémunir. Il apparaît ainsi comme un véritable lanceur l'alerte et un précurseur. On est finalement frappé de constater qu'un siècle plus tard, la recherche n'a que peu avancé dans la compréhension de telles maladies...
George A. Soper (1870-1948), était un éminent ingénieur et épidémiologiste américain, docteur de l'université Columbia. Il s'est notamment illustré en 1907, en identifiant Mary Mallon comme le premier humain porteur sain de la fièvre typhoïde. Il est l'auteur de plusieurs articles scientifiques, notamment parus dans la prestigieuse revue Science, où il publia en 1919 The Lessons of the Pandemic.
En 1906, une épidémie de fièvre typhoïde se déclare dans une famille de l'État de New York . Chargé d'en découvrir la source, George A. Soper enquête. En examinant les antécédents de Mary Mallon, la nouvelle cuisinière, il découvre que sept des huit familles pour lesquelles elle a travaillé ont été frappées par la maladie.
La voici désormais identifiée comme la première porteuse saine de la fièvre typhoïde. Elle se voit confinée pour trois années sur l'île North Brother. Finalement, en 1910, Mary Mallon est libre à condition de changer de métier. Elle reprend néanmoins du service sous divers pseudonymes. Démasquée, la voici de nouveau en quarantaine à compter de 1915, où elle restera confinée jusqu'à la fin de ses jours, en 1938.
George A. Soper (1870-1948) était un éminent ingénieur et épidémiologiste américain, docteur de l'université Columbia. Il s'est notamment illustré en 1938, en identifiant Mary Wallon comme le premier humain porteur sain de la fièvre typhoïde. Il est l'auteur de Leçons d'une pandémie paru chez Allia.
Madame Van Blarenberghe, femme du président de la compagnie des chemins de fers de l'Est, a trouvé la mort le 24 janvier 1907. Le coup fatal, c'est son propre fils qui le lui a porté avant de se suicider. Rapporté sous le titre "Drame de la folie" dans Le Figaro le lendemain, ce fait divers attire vivement l'attention de Marcel Proust. Cette dame était amie de ses parents. Lui-même avait reçu une lettre touchante du fils en réponse à des condoléances qu'il avait adressées lors de la mort du père. Rapidement, il envoie un article à ce même journal, Sentiments filiaux d'un parricide. Loin de s'outrager d'un tel crime, Proust compare cet acte à la geste des grandes tragédies grecques, et leur lot de parricides : OEdipe, Ajax, Oreste. Ou encore au Roi Lear de Shakespeare. Sans se soucier du calibrage imposé par le journal, Proust laisse libre cours à sa pensée. Prenant le contre-pied du Figaro, il transforme le fait divers en scénario d'une dramaturgie antique. Il déjoue les codes de l'article de presse et il adopte un point de vue tout à fait subjectif, annonçant les riches heures de la narrative fiction. Là déjà, dans ce texte guidé par l'impulsion, il oeuvre par réminiscence : le souvenir de ces gens le conduit à reconsidérer le présent à sa lumière. Le fils meurtrier devient sous sa plume non plus un assassin sordide mais un héros sublime.
Genre littéraire initialement associé à l'oraison funèbre, l'éloge n'est ici dédié à Rien. Oui bien est-il rédigé pour Rien. Ne glorifiant que le Rien, cet ouvrage défie le ton grave et solennel, cultive à plaisir les paradoxes. En ne chantant les louanges de Rien, l'auteur célèbre tout et Rien. Ce panégyrique pour le moins flatteur à l'adresse du vide et de l'absence offre l'occasion d'un morceau remarquable de rhétorique : Rien est la plus belle des oeuvres poétiques, parce qu'est-ce qui est plus beau que l'Iliade ? Rien. Saisissant éloge du néant, réflexion métaphysique digne des plus grands philosophes pessimistes, déconstruction de la logique dans la lignée d'Agrippa et de Rabelais, Éloge de rien s'ouvre sur une dédicace sarcastique À Personne, petit chef d'oeuvre d'humour noir.
L'Éloge de rien a paru anonymement, mais on sait qu'il est l'oeuvre d'un certain Louis Coquelet, né à Péronne en 1676 et mort à Paris en 1754. On lui doit également un Éloge de quelque chose dédié à quelqu'un, une Critique de la charlatanerie, un Éloge de la goutte et un autre des Femmes méchantes.
Au mois de décembre de l'année 2000, le corps sans vie de D. Janiszewski, jeune homme d'affaire polonais sans histoire, est découvert dans le lit calme d'une rivière, près de Woclaw. Ses mains sont liées dans le dos et jointes par une corde à son cou. Des entailles profondes laissent à penser qu'il a été torturé avant d'être jeté à l'eau. Très vite, l'enquête s'enlise et l'affaire classée sans suite. Mais, quelques années plus tard, l'opiniâtreté du détective Jacek Wroblewski la fait sortir de l'oubli. Divers éléments mènent l'enquêteur vers un dénommé Krystian Bala. C'est Amok, un récit libertaire d'inspiration nietzschéenne, pornographique et violent, dont Bala est l'auteur, qui capte toute l'attention du détective. Il n'y a pas de doute possible : le héros d'Amok, le tortionnaire de Janiszewski et l'écrivain, trop bien "documenté" et réaliste pour n'être pas coupable, ne sont qu'une seule et même personne...Dans cette chronique d'un meurtre annoncé, l'auteur, tel un Faulkner mais avec le lyrisme glacial et tranchant de la chronique "capotienne", décline les clichés du roman policier pour mener à bien une réflexion sur la force poétique du langage et la nature (coupable ?) de la littérature. Ici, se dessine la perfection du crime sous les yeux d'un lecteur constamment suspicieux, décontenancé et fasciné : soit Bala est innocent et alors la reproduction exacte de son livre est une manière brillante pour l'assassin de détourner l'attention ; soit (plus brillant encore) l'auteur d'Amok est coupable et son livre, comme preuve insuffisante et sous couvert de liberté créative, valide son innocence.
Dans cette conférence prononcée en 1935, Paul Valéry délivre ses impressions sur l'évolution de l'intelligence en une époque où le progrès ne cesse de bouleverser les habitudes et les modes de pensée. Les progrès techniques de l'âge industriel apportent un nouveau confort mais aussi entraînent une certaine paresse, de corps et d'esprit, une impatience toujours plus vive à obtenir ce qu'on veut avoir... voire une diminution croissante de la sensibilité au monde et aux choses environnantes. Surtout, ils engendrent un autre rapport au temps, désormais rétréci, amenuisé. Seule échappatoire : une éducation qui continue à valoriser les langues mortes et le bon usage de la langue française. Valéry dénonce une éducation qui mise sur le succès au baccalauréat, sans parvenir à développer la formation d'esprits indépendants.