Aucun de nous ne reviendra est, plus qu'un récit, une suite de moments restitués. Ils se détachent sur le fond d'une réalité impossible à imaginer pour ceux qui ne l'ont pas vécue. Charlotte Delbo évoque les souffrances subies et parvient à les porter à un degré d'intensité au-delà duquel il ne reste que l'inconscience ou la mort. Elle n'a pas voulu raconter son histoire, non plus que celle de ses compagnes ; à peine parfois des prénoms. Car il n'est plus de place en ces lieux pour l'individu.
« Une voix qui chuchote, déchirante. Un chuchotement à fleur de vie et d'horreur. Cette voix une fois entendue vous obsède, ne vous quitte plus. Je ne connais pas d'oeuvre comparable à celle de Charlotte Delbo, sinon Guernica, sinon le film Nuit et brouillard, même pudeur, même déchirure, même atroce tendresse, chez cette femme, chez Alain Resnais. Cette douloureuse et bouleversante incantation est de ces livres rares qui laissent soudain le lecteur en pays étranger à lui-même. » (François Bott, L'Express, 1970)
Aucun de nous ne reviendra est paru aux Éditions de Minuit en 1970.
UNE CONNAISSANCE INUTILE
Alors vous saurez
qu'il ne faut pas parler avec la mort
c'est une connaissance inutile
Une connaissance inutile est le troisième ouvrage de Charlotte Delbo sur les camps de concentration. Après deux livres aussi différents par leur forme et leur écriture que Aucun de nous ne reviendra et Le Convoi du 24 janvier, c'est dans un autre ton qu'on lira ici Auschwitz et Ravensbrück. On y lira plus encore une sensibilité qui se dévoile à travers les déchirements. Si les deux précédents pouvaient apparaître presque impersonnels par leur dépouillement, dans celui-ci elle parle d'elle. L'amour et le désespoir de l'amour - l'amour et la mort ; l'amitié et le désespoir de l'amitié - l'amitié et la mort ; les souffrances, la chaleur de la fraternité dans le froid mortel d'un univers qui se dépeuple jour à jour, les mouvements de l'espoir qui s'éteint et renaît, s'éteint encore et s'acharne...
MESURE DE NOS JOURS
Et toi, comment as-tu fait ? pourrait être le titre de ce troisième volume de Auschwitz et après. Comment as-tu fait en revenant ? Comment ont-ils fait, les rescapés des camps, pour se remettre à vivre, pour reprendre la vie dans ses plis ? C'est la question qu'on se pose, qu'on n'ose pas leur poser. Avec beaucoup d'autres questions. Car si l'on peut comprendre comment tant de déportés sont morts là-bas, on ne comprend pas, ni comment quelques-uns ont survécu, ni surtout comment ces survivants ont pu redevenir des vivants. Dans Mesure de nos jours, Charlotte Delbo essaie de répondre, pour elle-même et pour d'autres, hommes et femmes, à qui elle prête sa voix.
Les deuxième et troisième volumes de la trilogie Auschwitz et après sont respectivement parus en 1970 et 1971 aux Éditions de Minuit.
La philosophie théorique de Spinoza est une des tentatives les plus radicales pour constituer une ontologie pure : une seule substance absolument infinie, avec tous les attributs, les êtres n'étant que des manières d'être de cette substance. Mais pourquoi une telle ontologie s'appelle-t-elle Éthique ? Quel rapport y a-t-il entre la grande proposition spéculative et les propositions pratiques qui ont fait le scandale du spinozisme ? L'éthique est la science pratique des manières d'être. C'est une éthologie, non pas une morale. L'opposition de l'éthique avec la morale, le lien des propositions éthiques avec la proposition ontologique, sont l'objet de ce livre qui présente, de ce point de vue, un dictionnaire des principales notions de Spinoza. D'où vient la place très particulière de Spinoza, la façon dont il concerne immédiatement le non-philosophe autant que le philosophe ?
« Il suffit d'entrer dans ces pages vives, nerveuses, lumineuses, pour se retrouver, comme à chaque fois avec Deleuze, emporté par un tourbillon d'intelligence. Les dernières lignes évoquent, à propos de Spinoza, un vent-rafale, un vent de sorcière. Il se pourrait que Deleuze parle de lui-même.
L'unité de ce volume multiple repose sur l'affirmation que les registres de la vie et de la pensée spinozistes ne se séparent pas.
Vivre en philosophe, polir des lentilles pour microscope, user de la méthode géométrique, c'est finalement une seule et même activité. Elle vise à augmenter la puissance d'agir, donc la joie. Au lieu d'être seulement théoricien, architecte de système, grand maître du rationalisme, Spinoza apparaît ainsi, indissociablement, comme un penseur pratique, engagé dans une transformation permanente de soi et du monde. » (Roger-Pol Droit, Le Monde)
Cet ouvrage est paru en 1981.
C'est le simple « récit-photo » d'un voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie. La tentative pour porter, sur un corpus d'images inédites réunies clandestinement par Emanuel Ringelblum et ses camarades du groupe Oyneg Shabes entre 1939 et 1943, un premier regard.
Images inséparables d'une archive qui compte quelque trente-cinq mille pages de récits, de statistiques, de témoignages, de poèmes, de chansons populaires, de devoirs d'enfants dans les écoles clandestines ou de lettres jetées depuis les wagons à bestiaux en route vers Treblinka... Archive du désastre, mais aussi de la survie et d'une forme très particulière de l'espérance, dans un enclos où chacun était dos au mur et où très peu échappèrent à la mort.
Images de peu. Images éparses - comme tout ce qui constitue cette archive. Mais images à regarder chacune comme témoignage de la vie et de la mort quotidiennes dans le ghetto. Images sur lesquelles, jusque-là, on ne s'était pas penché. Elles reposent cependant la question du genre de savoir ou, même, du style que peut assumer, devant la nature éparse de tous ces documents, une écriture de l'histoire ouverte à l'inconsolante fragilité des images.
« Ample jusqu'à se croire interminable, un discours qui s'est appelé philosophie - le seul sans doute qui n'ait jamais entendu recevoir son nom que de lui-même et n'ait cessé de s'en murmurer de tout près l'initiale - a toujours, y compris la sienne, voulu dire la limite. Dans la familiarité des langues dites (instituées) par lui naturelles, celles qui lui furent élémentaires, ce discours a toujours tenu à s'assurer la maîtrise de la limite (peras, limes, Grenze). Il l'a reconnue, conçue, posée, déclinée selon tous les modes possibles ; et dès lors du même coup, pour en mieux disposer, transgressée. Il fallait que sa propre limite ne lui restât pas étrangère. Il s'en est donc approprié le concept, il a cru dominer la marge de son volume et penser son autre... » (J. D.)
Introduits par les descriptions d'un Tympan, inédits ou repris dans une nouvelle version, dix textes s'enchaînent ici pour élaborer ou déplacer ces questions, en interrogeant tour à tour Saussure et Rousseau, Kant, Hegel, Nietzsche, Husserl et Heidegger, Valéry, Austin ou Benveniste, etc. Selon une certaine désorientation active et méthodique, ils déploient aussi la recherche engagée dans La Voix et le phénomène, L'Écriture et la différence, De la grammatologie, La Dissémination. Ils réaffirment, contre les facilités et régressions de l'idéologie dominante, la nécessité d'une déconstruction rigoureuse et générative.
Ce livre est paru en 1972.
Toutes les écoles philosophiques font place aujourd'hui à ce qu'on appelle « la question du langage », mais chacune l'entend à sa façon. La philosophie herméneutique, héritière de l'idéalisme allemand et de la phénoménologie, pose le problème de l'interprétation des textes. La philosophie sémiologique, connue aussi sous le nom de « structuralisme », est une réflexion sur la communication par signes. Quant à la philosophie analytique du langage, elle traite de la forme logique des propositions.
Ce livre montre comment ces diverses " questions du langage " ont été suscitées depuis plus d'un siècle par la question épistémologique de la certitude qui gouverne toute la philosophie moderne. Que savons-nous de science certaine ? La réponse classique est que nous sommes sûrs de ce qui nous est donné dans une expérience authentique. Mais ce qui nous est donné, comment le dire ? C'est la question du langage.
Or nous pouvons parler aussi de ce qui n'est pas présentement donné. La question du langage est donc, en fait, plus large que celle de l'épistémologie. Lorsque la question du langage retrouve sa forme analytique, la philosophie cesse d'être soumise à la visée d'une fondation ultime de la certitude de savoir.
Grammaire philosophique est le nom qu'on donnait, au Moyen Âge, à l'étude de la manière de signifier quelque chose. Il y a toujours plusieurs façons de dire quelque chose. La variation philosophiquement la plus intéressante n'est pas celle du lexique, mais celle de la construction grammaticale.
Le présent essai applique l'analyse philosophique à divers genres d'objets dont il est fait état dans les théories contemporaines : l'objet en tant qu'objet de l'ontologie, l'objet de conscience de la phénoménologie, l'objet de connaissance de l'épistémologie, l'objet de référence de la sémiologie, l'objet paradoxal du désir des doctrines du signifiant (psychanalyse, critique littéraire), enfin l'objet de fiction.
« Où placez-vous l'esprit ? » demandons-nous aux philosophes qui nous parlent du mental. Or il y a deux réponses qui s'offrent à nous : dedans, selon les héritiers mentalistes de Descartes, de Locke, de Hume et de Maine de Biran, héritiers parmi lesquels on peut compter les phénoménologues et les cognitivistes ; dehors, selon les philosophes de l'esprit objectif et de I'usage public des signes, comme l'ont soutenu par exemple Peirce et Wittgenstein. Mon propos dans ce livre est double. Il est d'abord de soutenir la thèse de l'extériorité de l'esprit : l'esprit doit être placé dehors, dans les échanges entre les personnes, plutôt que dedans, dans un flux interne de représentations. Il est ensuite d'apprécier la différence entre ces deux réponses du point de vue des sciences morales, ou « sciences de l'esprit ». Cela revient à prendre parti dans la querelle des sciences humaines qui n'a pas cessé pendant tout ce siècle : herméneutique contre positivisme, philosophie du sujet contre structuralisme, individualisme méthodologique contre holisme du mental. (V. D.)