Je voudrais raconter les éditions de Minuit telles que je les voyais enfant. Et aussi mon père, Jérôme Lindon, comme je le voyais et l'aimais. Y a-t-il des archives pour ça ? Et comment être une archive de l'enfant que j'ai été ?
"Vous êtes puni, Hervé Guibert ?" l'abordai-je alors qu'il se tenait à l'écart lors d'une petite réception, et nous devînmes amis.
À la fin de sa vie, nous nous sommes retrouvés ensemble un an durant, en fait deux, à la Villa Médicis, à Rome.
Je n'ai pas l'ambition de raconter toute notre amitié - mais ces années romaines, soudain, oui.
«En vérité, la proximité la plus grande que j'ai eue fut avec Michel Foucault et mon père n'y était pour rien. Je l'ai connu six ans durant, jusqu'à sa mort, intensément, et j'ai vécu une petite année dans son appartement. Je vois aujourd'hui cette période comme celle qui a changé ma vie, l'embranchement par lequel j'ai quitté un destin qui m'amenait dans le précipice. Je suis reconnaissant dans le vague à Michel, je ne sais pas exactement de quoi, d'une vie meilleure. La reconnaissance est un sentiment trop doux à porter : il faut s'en débarrasser et un livre est le seul moyen honorable, le seul compromettant. Quelle que soit la valeur particulière de plusieurs protagonistes de mon histoire, c'est la même chose pour chacun dans toute civilisation : l'amour qu'un père fait peser sur son fils, le fils doit attendre que quelqu'un ait le pouvoir de le lui montrer autrement pour qu'il puisse enfain saisir en quoi il consistait. Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer veut dire.»
Quand on a découvert la vérité sur les humains, ce serait d'une bassesse et d'une lâcheté inacceptables de faire preuve de la moindre tolérance.
Mathieu Lindon
L'héroïne met un nom sur les choses de sa vie : intoxication, trafic, compulsion. Dépendance et indépendance. Elle n'apporte rien à Perrin de ce qu'il en espère que d'éphémère, et durablement ça qu'il n'attendait pas.
Les premières lignes du nouveau roman de Mathieu Lindon (prix Médicis 2011) en disent très précisément le sujet et le programme. Le sujet c'est une sérieuse addiction à l'héroïne du personnage principal, Perrin. Le programme c'est la description romancée mais systématique et précise de tous les aspects de cette intoxication : intimes comme sociaux, éthiques comme matériels, physiques comme intellectuels. Ce sont aussi les rencontres qu'elle provoque, ses effets sur l'amour et combien l'amour peut-être aussi intoxicant que l'héroïne. Comme l'héroïne, l'amour ne peut être résumé à calme, luxe, joie et volupté... C'est la mise en scène et en écriture de toutes les ressources de la mauvaise foi pour justifier l'addiction et clamer son caractère provisoire. Avec son extraordinaire sens du paradoxe, l'auteur de Ce qu'aimer veut dire se régale à jouer de cette mauvaise foi.
Perrin a fort à faire avec l'héroïne.
Elle le contraint à une lucidité. Il voit l'obscénité de toute vie, développe une compétence pornographique.
C'était la nuit et je pensais à Jim-Courage, je pensais que je l'aimais, bien sûr je l'aimais, et je ne savais pas si j'étais triste ou joyeux : j'étais ému.
"Ça y est, à nouveau il est un enfant. Il veut s'accaparer celui qu'il a été. Cette fois-ci, l'enfance est une décision. Comme si un enfant l'attendait dans une grotte, protégé du monde et du temps depuis toutes ces années. Avec ses trésors et ses naufrages, il est ce voilier qui flotte à tout vent. Armé de souvenirs, de sensations retrouvées qui s'agglutinent, fidèles et infidèles, il sera à jamais cet enfant-là, dorénavant. À quoi ça sert, l'enfance ? On tombe là-dedans pour y faire quoi ? Être un enfant, c'est comme être un dinosaure, ça remonte si loin. Il veut devenir ce paléontologue contaminé par son objet d'étude à qui son âge n'interdit pas d'écrire pour de vrai l'autobiographie de celui qui pourrait aussi bien être son fils que son père."
"Un crime a été commis et c'est passionnant, on voudrait savoir qui a fait ça, qui a pris sur soi pour faire ça parce que ce n'est pas un acte banal, même pour un assassin, de tuer quelqu'un.
Et dans une scène pornographique aussi, on est avide de se tenir au courant, qui fait quoi et pour quel bénéfice.
Et dans un conte de fées, qui des fées, des princesses ou des animaux tire le plus de plaisir et de souffrance ? Et ma place au milieu de ça, moi, qui que je sois ?"
Que penser d'un homme qui viendrait chez vous pour vous vanter votre propre peur? Un curieux individu, jeune, séduisant, beau parleur? Vous seriez en droit de le soupçonner de n'être qu'un escroc, beaucoup plus troublant il est vrai qu'un aigrefin ordinaire. Ou bien l'inquiétant fondateur d'une secte, la secte des apeurés, par exemple? Un fou? Celui qui vient frapper à la porte du narrateur de ce récit, de cette fable ou de ce 'conte philosophique' prétend en tout cas l'aider à comprendre sa peur pour qu'il en profite mieux, il lui suggère même que s'il s'agit de vivre, de vivre sans entrave, pleinement. La peur est le moyen de cet accomplissement, mais une peur de tous les instants, appliquée à tout ce que nous sommes, jusqu'au fond de nous, et à tout ce qui vit autour. Une peur générale qui ferait tomber sur soi l'existence tout entière, d'un coup. Son enseignement est étrange, comme sorti d'une enfance adonnée à des rites mélancoliques, mais nourri d'incongruités, de fantaisies, d'une invention permanente.
Comment combattre efficacement Jean-Marie Le Pen? Le jeune Ronald Blistier, membre du Front national, a commis de sang-froid un crime raciste, tuant en pleine rue un adolescent arabe. L'affaire a provoqué maintes indignations et tout le monde est d'accord pour faire du procès de Blistier celui de son mentor. C'est un avocat juif de trente ans, maître Mine, qui défend l'assassin. Il a des idées pour mieux lutter contre Jean-Marie Le Pen. - Tendre un piège à Le Pen? Mais on tombera tous dedans, lui dit pourtant Mahmoud Mammoudi, son compagnon. Pierre Mine, quoi qu'il en soit, a engagé la lutte. Son jeu est indéchiffrable. Ne devient-il pas la cible d'antiracistes et l'étendard de ceux qu'il souhaite combattre? Jean-Marie Le Pen feint de lui rendre hommage. Diverses tempêtes déferlent sur sa vie, comme si ceux qui luttent sans succès évident contre le Front national trouvaient cependant suspect que quelqu'un d'autre essaie une méthode différente.
"Je me souviens ou je ne me souviens pas, telle est la question."
Tout le monde... se souvient du célèbre "Je me souviens" de Georges Perec ou de celui de Joe Brainard ("I remember"). Mais il est peut-être une autre manière de se décrire, en creux, en angle perdu ou mort, et c'est d'essayer de faire remonter à la surface ce dont on NE se souvient PAS. Paradoxale, cette proposition est déconcertante, elle déplace les lignes du souvenir et de l'oubli, elle perturbe l'ordre intime auquel, bon an mal an, nous nous efforçons de soumettre le temps passé. Elle autorise toutes les réévaluations, les approfondissements, les découvertes. Elle nécessite un travail intense et, ici, littérairement enthousiasmant. Entrant dans ce livre, nous participons à la mise en jeu hasardeuse d'une sorte d'autobiographie modeste, spéculative et méticuleuse et, comme on le dit d'une prise de vue, malgré tout quelque peu bougée, délicieusement bougée.
Qui, quoi vaincre pour devenir le plus grand tennisman de sa génération? Kylh, joueur vieillissant, apparaît un jour dans la vie de Ximon pour aider le gamin à réaliser son rêve. Et cet étrange couple se met au travail : entre l'adulte malade du sida et l'orphelin avide d'offrir le meilleur de soi, naît une affection qui les dépasse l'un et l'autre mais dont chacun sent qu'elle sera à jamais la principale arme de Ximon. C'est par elle qu'il apprendra à gagner ou à perdre chaque match qu'il dispute, y compris la finale de Wimbledon. - Sais-tu seulement ce qu'il te faut pour être, ne serait-ce qu'un instant, champion du monde? dit Kylh. - L'être à chaque instant, non? dit Amon. Mais est-il capable à chaque instant d'être champion du monde de courage, de générosité et d'amour?
«C'était inattendu, que des employés d'un prestigieux transporteur aérien s'enfuient de leurs comptoirs d'Orly en abandonnant la clientèle pour cause de rumeur d'alerte à la bombe. J'avais une si haute idée d'elle que j'attendais, pour le moins, les excuses de la compagnie, mais elle nia toute responsabilité au mépris des faits. Alors je me suis senti enragé, d'autant plus humilié que je me voyais sans recours face à la force d'une lâcheté et d'un mesonge assurés de l'impunité. Sans recours, vraiment?»
Le vomisseur, c'est le narrateur. Il vomit tout, cinq milliards d'êtres humains, leur vie, leur mort et leur vocabulaire. Se croyant différent il se souvient - mais est-ce vraisemblable? - du ventre de sa mère, comment c'était là-dedans, lui et son jumeau qui n'en est jamais sorti. Quant à Yucca, Vietnamienne naguère aimée et aimante, elle aussi aura son compte étrangement réglé. Comme Pierre, jumeau d'élection, joli corps. L'homme qui vomit trouve n'avoir rien à faire sur la même planète et ne serait-ce pas pourquoi il vomit? Pour se sortir de soi-même, diminuer petit à petit jusqu'à ce que tout d'un coup il y arrive, disparaisse, inexistant comme aux plus chauds jours?
«Une histoire incroyable : il paraît que j'hérite. Par l'intermédiaire de sa fille, un ami inconnu me traque post-mortem, me poursuit de ses dons. Mais qui était-il? Et que me lègue-t-il exactement? Sa propriété? Ses petits-enfants? Son humanité?»
Où on voit la guerre séparer Prince et Léonardours et les deux héros vivre chacun mille aventures, courir dans la forêt, dormir dans un arbre, fuir à vélo, s'évader, trahir et être fidèle, rencontrer d'autres garçons, dépuceler un enfant gentil, tester malgré soi de nouveaux instruments de torture, risquer d'être bavard, tout sacrifier, oublier la couleur des yeux de l'adoré - jusqu'à ce que, toujours amoureux, peut-être ils se retrouvent.
Un homme tremble. S'il mendiait, on lui donnerait de l'argent ; s'il pleurait, on le consolerait. Mais l'homme tremble d'angoisse et d'honnêteté, ce serait mentir que se porter à son secours.
Ce soir, j'imagine d'écrire un livre qui s'appellerait Les Derniers Jours de Libération et je suis étonné de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il faudrait l'écrire sans agressivité. Un retraité, aussi, pourrait composer Les Derniers Jours de travail ou un sportif Les Derniers Jours de compétition sans que le travail ou la compétition perdent toute réalité sous prétexte qu'ils n'y participent plus. Et là, en outre, il ne s'agirait pas des derniers jours du journal mais de ce journal, celui où j'ai travaillé plus de trente ans et qui va subir une métamorphose, sans présumer de ma place dans l'aventure de son nouvel avatar.
Ça va bien sûr tourner tout autrement que ce que j'imaginais.
«Je tombe amoureux d'un garçon venu vers moi pour qu'on couche ensemble et qui, soudain, ne veut plus.
Chacun dans sa cage. Comment faire quand on est amoureux d'une autre cage, au moins de qui y habite ? Un chêne dans sa chênaie : ce qu'il faut de courage ou de désespoir pour ne serait-ce qu'adresser la parole à un roseau, remarquer son existence. Sauf si le chêne n'est plus dans sa chênaie, s'il a déjà eu le courage ou le désespoir de la quitter et qu'il est forcé de se tourner vers des inférieurs ou des supérieurs, c'est pour ça qu'il est parti, a entrepris ce voyage, cette aventure.
- Pourquoi écrivez-vous ?
- Ma foi, c'est une question difficile. Pourquoi, en effet ? Est-ce dû à ce que jadis on appelait l'inspiration et que je préférerais nommer une nécessité, une force venue du fond de moi, de tout ce que j'ai senti et vécu et que je me crois capable de ressusciter et d'étendre ?
- Pourquoi écrivez-vous ? répète la juge, écartant d'un geste agacé de la main les balivernes précédentes. J'ai tout mon temps.
Ce roman est un roman d'amour fou. Peu importent les lieux, peu importent ceux qui traversent cette histoire : le centre en est To, que le narrateur adore, qu'il veut pour lui, jusqu'au point peut-être où la possession annule l'objet possédé, jusqu'au point où les mots pour le dire manquent. Et c'est bien l'une des gageures tenues par ce livre : ne parler que de cela quand tous les mots ont déjà été dits et les sentiments éprouvés, quand les mots viennent à se dérober. Désir démesuré qui paralyse, frénésie, dévoration : l'écriture rend compte de cette folie dans sa minutie délirante, inventive, poétique.
Soudain Ximon, très jeune encore, incontesté numéro un mondial, en a assez du tennis. Sa vie prend une autre forme. Il doit affronter la sexualité, la littérature, la différence raciale, l'amour sous diverses formes. Mais, sur le court ou dans un lit, dans son coeur, se pose la même question : l'autre, en face, est-il un adversaire ou un partenaire?
On est encore jeunes, on rêve d'être des nomades, des aventuriers. On marche dans la rue, on regarde la télévision, on ne peut qu'être bouleversés par le sort des SDF, tous ces sans-domicile fixe. - Drôles de nomades, dit pourtant Hugues, mon frère pour qui la place du fer est toujours dans la plaie. Ils manquent de domicile plus que de fixité, peuvent dormir chaque nuit sur le même banc si ça leur chante. Une cruauté mine notre confort, même notre vie sentimentale, Carole et Jean-Paul, Dimitri et moi. On discute, on a nos idées, et Hugues trouve immanquablement à y redire, et parfois on est à deux doigts de se laisser convaincre. Pas forcément de notre appartement mais on a souvent envie de déménager.